10.06.2020 DES LIVRES ET DES LUTTES : QUANDO GLI OPERAI VOLEVANO TUTTO
Mercredi 10 juin, le premier cycle des rencontres littéraires « Des livres et des luttes » s’est conclu avec la présentation du livre « Quando gli operai volevano tutto » avec le directeur de la publication, Marco Grispigni.
Le livre fait partie de la bibliothèque Casi-UO qui a récemment rouvert au public (tous les lundis de 10h à 13h et tous les mercredis de 18h15 à 20h, sur rendez-vous). Du fait des mesures de confinement, la présentation, qui devait avoir lieu le 1er avril dans nos locaux, s’est déroulée en ligne via une direct FB sur la page CASI-UO. Marco Grispigni est un historien et un archiviste italien qui vit à Bruxelles depuis plusieurs années et y travaille pour les institutions européennes. Deux autres de ses publications font partie de la bibliothèque du CASI, « Gli Anni Settanta » et « Il Settantasette”. Cette période historique, la « saison des mouvements » en Italie, est au cœur de ses recherches historiques.
Publié par « manifestolibri », « Quando gli operai volevano tutto » est un recueil d’essais de divers auteurs (Eloisa Betti, Tommaso Cerusici, Nino De Amicis, Diego Giachetti, Marco Grispigni, Maria Grazia Meriggi, Alberto Pantaloni, Marco Scavino, Gilda Zazzara) qui offre un aperçu clair et précis sur les luttes ouvrières en Italie au cours des «deux années rouges» 1968-1969: de la FIAT de Turin au à l’usine pétrochimique de Porto Marghera (Venise), jusqu’aux usines émiliennes, en se référant également au contexte international. Il s’agit d’une publication agile, destinée aux jeunes, abordant le thème du conflit ouvrier, essayant de saisir certains des aspects les plus intéressants de ces années, dans le but de donner envie d’approfondir le sujet.
Le point de départ des auteurs a été celui de démonter un cliché diffusé par la plupart des médias officiels: 1968 est une année de lutte étudiante et 1969 est une année de lutte ouvrière. Le livre démontre au moyen de documents, faits, chiffres, que ce n’était pas le cas. Si le discours commun a toujours bien distingué le récit de ces deux mouvements de lutte, en Italie, comme ailleurs, ces deux sujets sociaux (étudiants-travailleurs) étaient en réalité étroitement liés. Le mouvement ouvrier qui entre en lutte, la célèbre figure de «l’ouvrier-masse», employé sur la chaîne de montage, non qualifié, était bien souvent jeune, récemment recruté par le biais de grandes migrations (en Italie c’était une migration interne, du Sud vers le Nord), alphabétisé et non syndiqué. Il partageait, donc, la même expérience anthropologique et culturelle avec l’étudiant moyen, qui était jeune, souvent provenant du Centre-Sud pour aller étudier dans les universités du Nord, et qui ne se sentait pas représenté par le Parti Communiste Italien. Les travailleurs et les étudiants partageaient donc une condition similaire de déracinement et de marginalisation, et c’est aussi de cette condition qu’est née l’envie commune de changer radicalement, ensemble, la réalité qu’ils vivaient. L’union ouvrier-étudiant fut une spécificité toute italienne, a fortiori dans les proportions qu’elle prit et les résultats qu’elle obtint. Le rôle des syndicats n’est pas des moindres dans leur effort pour préserver les exigences des travailleurs avec force. Les résultats de ces luttes furent les renouvellements contractuels de 1969 et 1973 qui ont amélioré sensiblement les conditions de travail des travailleurs dans toute l’Italie.
Lors de la rencontre en ligne, Marco nous a raconté deux faits en particulier: la révolte de Valdagno (Vicence) en 1968, et l’expérience des femmes en lutte dans la région de Bologne et à Reggio Emilia. Le 19 avril 1968 est un jour symbole du ‘68. À Valdagno, la première révolte ouvrière éclata, contre les Marzotto et leur politique patronale répressive affolante qui empêchait la possibilité d’un conflit syndical “normal”. Au plus fort des affrontements, la statue du «père protecteur» Marzotto fut abattue. Marco nous a rappelé que les faits de Valdagno sont comparables à la «bataille de Valle Giulia», les premiers affrontements entre étudiants et policiers près de la Faculté d’Architecture de l’Université de Rome, en 1968 aussi. Mais alors que beaucoup a été écrit et dit sur Valle Giulia, la même production narrative n’existe pas sur Valdagno, probablement du fait du caractère violent de cette lutte ouvrière. En effet, lorsque l’on parle de la violence des étudiants, c’est possible de faire de la «petite sociologie», mais le sujet de la violence des travailleurs rend toujours la discussion plus compliquée et délicate. Il est important de se souvenir des faits de Valdagno pour se rappeler que les travailleurs ont gagné plus de droits et plus de justice grâce à des actions collectives, même parfois violentes. En revanche, la lutte des travailleuses en Émilie-Romagne est l’un des aspects le moins connu de cette période. Parler, pour la première fois aussi, des femmes, des ouvrières, produit une réflexion attentive et innovante sur la question de la santé, qui fut par la suite un cheval de bataille du mouvement ouvrier des années ‘70. Mais en 1968-1969, parler de la santé au travail était absolument révolutionnaire, car il y avait toujours une tendance à monétiser le risque dans l’usine. Et précisément dans les secteurs à forte tendance féminine, les premières luttes sur le thème de la nocivité se sont développées.
Enfin, nous avons parlé avec Marco de l’essai dont il a été directement l’auteur, essai qui clôt la publication. L’essai se concentre sur l’événement tragique de l’attentat de Piazza Fontana (à Milan) le 12 décembre 1969. Un événement qui a changé à jamais l’histoire du mouvement ouvrier, et donc
l’histoire de l’Italie. Les “deux années rouges” de 1968-69 se sont mal terminées, par le sang et la mort. L’attaque de Piazza Fontana a été un tournant décisif aussi et surtout pour la gestion politique de l’après-bombe. La campagne judiciaire et politique qui a suivi l’attaque, en effet, a été dirigée immédiatement contre les anarchistes. Après de nombreuses perquisitions et arrestations, en particulier dans le contexte de l’extrême gauche, le cheminot anarchiste Pinelli paya de sa vie cette campagne diffamatoire, le 15 décembre, quand il s’est jeté de la fenêtre du quartier général de la police de Milan, dans des circonstances jamais entièrement élucidées par les officiers de police présent lors de l’incident. Un « suicide » présumé se serait produit alors qu’il était détenu illégalement par l’État, déjà 48 heures après l’arrestation par la police. Bien entendu, la piste anarchiste et tout ce qui a été dit à l’époque par la police sur l’extrême gauche étaient tous des mensonges, le fruit d’une stratégie de détournement visant à tacher les luttes des travailleurs et les conflits sociaux. Aujourd’hui, nous savons comment les choses se sont réellement passées. Tant du point de vue historique, grâce à des documents irréfutables, que du point de vue judiciaire. Il a été prouvé que le massacre de Piazza Fontana était l’œuvre de la cellule vénitienne du groupe néo-fasciste « Ordine Nuovo ». Quand on parle de la mémoire de cette période historique, il est important que la vérité soit rétablie. Malheureusement en Italie, il y a beaucoup, peut-être trop, de confusion par rapport à cette période. « Les années de plomb » sont une étiquette suggestive pour associer automatiquement cette période à la lutte armée de gauche, ainsi que « la nuit de la république », du nom de l’émission télévisée de Sergio Zavoli du 1990 qui raconte, à travers des interviews et des témoignages, cette période historique particulière. Tout se réunit superficiellement, et souvent aussi avec des fins de propagande, mélangeant les faits historiques, les événements tragiques, les deuils et les idéologies. Marco nous a rappelé que même parmi de nombreux historiens et universitaires peu d’attention est portée à considérer l’attaque de la Piazza Fontana comme un événement décisif, déterminant la violence de la décennie suivante. De tous les procès émergent les responsabilités des certains secteurs de l’État italien, qui ont détourné, avec succès, les investigations. La plupart des suspects néo-fascistes ont réussi à quitter l’Italie avec l’aide des services secrets italiens. Alors à qui profite le mélange des massacres, des faits et des événements historique de ces années? Comment les choses se seraient-elles passées sans l’attaque de la Piazza Fontana?
Pour Marco, on ne peut pas parler de « stratégie de tension » après Piazza Fontana, mais cette stratégie, dont les cerveaux sont probablement à rechercher très en haut, commence avant l’attaque et se termine avec cette bombe.
La dernière partie de la présentation a été consacrée à l’interaction avec le public FB, qui a participé au débat avec des questions et des réflexions.
Voici trois questions qui ont été posés:
Peut-on encore parler de la classe ouvrière aujourd’hui et où est-elle située?
M- Elle existe, surtout hors d’Italie, dans les pays les plus pauvres. Aujourd’hui, la production est principalement ailleurs, où les patrons ont réussi à imposer des salaires plus bas. En Occident, et en Italie en particulier, la décentralisation a été l’une des réponses au conflit ouvrier. La compréhension des propriétaires de la difficulté de gérer les grands lieux de rassemblement, où la classe ouvrière a trouvé sa force, a conduit à la fragmentation de la classe et au changement de la structure de production. Le grand capital mondial a réparti différents types de secteurs de production sur la sphère mondiale. Aujourd’hui, la logistique est encore massive, même numériquement. Mais surtout, ce qui rend difficile de parler de la classe ouvrière en Italie aujourd’hui, c’est la différenciation des
contrats. Une des grandes difficultés du syndicat aujourd’hui est aussi la gestion de cette situation, qui vise alors également à opposer les travailleurs entre eux.
Pourquoi ce titre, « Quando gli operai volevano tutto »?
M- Le titre fait écho au célèbre slogan de cette période «Que voulons-nous? Nous voulons tout », repris ensuite par Nanni Balestrini dans son roman «Vogliamo tutto» (1971) et par Lotta Continua dans la chanson «La ballata della Fiat».
Les secteurs des ouvriers agricoles, des riders, mais aussi de la logistique sont tous composés, en grande partie, de migrants, est-ce que c’est à partir de ces ouvriers que les luttes recommencent?
M- En tant que personne engagée, bien que je ne sois pas un érudit des luttes actuelles, je reconnais que c’est certainement un élément important. La syndicalisation des migrants, souvent victimes du caporal qui y voit un risque, pour relancer la lutte des ouvriers agricoles est par exemple un
phénomène fondamental.
Marco a conclu son intervention en rappelant que pour lui, en tant qu’historien, raconter les luttes d’il y a cinquante ans n’est pas une question de nostalgie. L’étude des années ‘60 et ‘70 est importante car c’est une étape fondamentale de l’histoire, italienne et internationale. La phase d’expansion d’après-guerre s’acheva et nous sommes rentrés dans la période de désindustrialisation où la financiarisation a pris de plus en plus de poids. Dans cette phase de changement, certains mouvements sociaux ont joué un rôle fondamental. Et nous pouvons sûrement ajouter que les traces et les conséquences de cette période historique sont toujours présentes dans notre société aujourd’hui, donc parler, étudier, analyser et transmettre l’histoire de cette période assume également une valeur importante pour comprendre le présent et, surtout, agir pour le changer.